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Après une série de lectures centrées l’an dernier sur les penseurs militaires et des campagnes soviétiques, Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif, de Benoist Bihan et Jean Lopez était un incontournable de ma pile à lire. Avant tout autre commentaire, il faut saluer la publication par les éditions Perrin d’un ouvrage de réflexion militaire au thème très spécifique. Dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine où la guerre est devenue un sujet quotidien, amener au grand public des clés de compréhension des débats et des discussions qui peuvent agiter la pensée militaire, notamment étrangère, me paraît être une excellente chose. La forme de l’ouvrage (un « dialogue socratactique » où Jean Lopez se fait Monsieur Loyal) est de plus taillée pour aller au devant du public. Si je n’y ai pas totalement adhéré, je dois convenir que cette structure en questions – réponses offre un fil guide clair. Sur un tel sujet particulièrement aride, cela s’avère particulièrement efficace afin de ne pas perdre le lecteur. Des résumés en fin de chapitre constituent enfin un utile récapitulatif.
Cela fait plus d’un an que je m’intéresse au thème de l’art opératif, objet de ce livre. Le thème fait directement écho à l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine et c’est par ce biais que j’ai commencé à m’y intéresser. Je souhaitais mieux comprendre la culture et la pensée militaire des belligérants. J'ouvre une parenthèse sur le fait qu'il serait encore trop tôt pour évoquer la guerre en Ukraine. J'ignore exactement quand le livre a été finalisé et envoyé à l'impression mais probablement à un moment où assez de temps s'était écoulé pour écrire sans se tromper que la phase initiale de l'offensive russe était un ratage monumental, faute justement d'avoir mis en pratique ce qui est décrit dans livre. Je referme la parenthèse. A travers les différentes lectures évoquées plus haut, j’ai découvert des écrits théoriques passionnants, ainsi que leurs mises en pratique (ratées ou réussies) dans différentes campagnes. A ce titre, la lecture de Conduire la Guerre – Entretiens sur l’art opératif s’est révélée être très intéressante afin de donner à ma compréhension de ces lectures une vision plus globale et plus cohérente. Sur le fond, le livre est une généalogie intellectuelle de l’art opératif et présente ses différents penseurs, au premier rang Alexandre Sviétchine, officier tsariste passé à l’Armée rouge (et exécuté durant les Grandes Purges staliennes). Assorti de nombreux exemples qui donnent un aspect concret aux applications (ou non-applications) de l’art opératif, l’ouvrage revient longuement sur la pensée de Sviétchine, son influence sur l’Armée rouge et les débats intellectuels qui l’opposèrent à Toukhatchevski (et indirectement à Triandafillov et Issersson). Le point clé de Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif est que ce dernier est d’abord une articulation entre la stratégie et la tactique. Les opérations et batailles dans la profondeur sont la traduction doctrinale au sein de l’Armée rouge de cette articulation. La raison d’être de l’art opératif est d’aligner les buts de guerre et les combats. De l’échange épistolaire entre Benoist Bihan et Jean Lopez, il ressort que l’art opératif n’est pas un niveau intermédiaire entre la stratégie et la tactique mais ce qui assure leur articulation et leur mise en cohérence. Dans ce cadre, je comprends l’art opératif comme étant une démarche intellectuelle qui vise à aligner la fin et les moyens au sein d’un cheminement plutôt que la recette de la victoire.
Non moins passionnants sont les chapitres qui traitent de l’art opératif dans les airs et sur mer, montrant que ce concept est loin de se cantonner à l’engagement terrestre, ou bien l’art opératif à l’ère nucléaire ou face aux guerres irrégulières. Le dernier chapitre constitue une ouverture sur la pensée militaire occidentale (entre autres celle des Etats-Unis et de la France) et l’art opératif. Benoist Bihan se prononce clairement sur le fait que l’art opératif n’a pas été compris au sein des armées occidentales. Le point de vue est très tranché vis-à-vis des Américains que Benoist Bihan ne semble pas porté dans son cœur. Je reste sceptique sur divers points de son argumentation mais je reconnais également manquer de clés de compréhension (notamment Clausewitz) pour totalement exercer mon esprit critique. Dans son commentaire de Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif publié sur son blog la Voie de l’Epée, Michel Goya offre un point de vue plus étayé que le mien. Sans posséder le même corpus de références, je suis intuitivement assez d’accord avec lui.
Je livre une ébauche de réflexion sur un point de l’ouvrage qui m’a paru discutable : la Guerre de Sécession. Benoist Bihan écrit que durant la guerre civile américaine, l’armée de l’Union en 1864 s’appuie d’abord sur une supériorité de moyens face à une armée confédérée tactiquement supérieure. L’étude de la campagne Overland du printemps 1864 (je recommande à ce sujet l’excellente série de livres sur cette campagne écrit par l’historien américain Gordon Rhea) montre à mon sens que les forces fédérales possèdent une valeur tactique égale, voire supérieure à celui des Confédérés. Au printemps 1864 en Virginie, les troupes fédérales sont en difficulté, non pas parce que tactiquement inférieures, mais car le défenseur doté d’une redoutable puissance de feu livre désormais ses combats retranchés. En outre, loin d’être le boucher alcoolique souvent décrit, Grant possède une vision stratégique claire, en phase avec les objectifs définis par Lincoln. Une fois entériné l’échec de la phase d’anéantissement constituée par de grandes offensives simultanées contre différents points de la Confédération, Grant adapte ses plans pour entrer dans une phase d’attrition, dont les actions sont coordonnées, fixée sur une même ligne de conduite stratégique. En cela, je rejoins Michel Goya qui écrit qu’il n’y a pas d’avant et d’après-art opératif, mais des applications plus ou moins réussies, bien que non théorisées, depuis des siècles.
Les quelques idées et arguments ci-dessus illustrent bien l’apport de Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif. Le propos ouvre de multiples perspectives et la bibliographie fourmille de références afin d’enrichir sa propre réflexion. Je pense notamment au livre de B.A Friedman, On Operations : Operational Art and Military Disciplines, dont j’ai déjà entendu parler de manière positive et notamment cité dans Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif. Il est en de même de l’ouvrage dans lequel Alexandre Sviétchine expose sa pensée, longuement abordée : Strategy (titre de l’édition anglophone). Conduire la Guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre très utile pour croiser les références, en découvrir de nouvelles, refaire un point sur notre compréhension du concept d’art opératif ou d’opérations et enfin de susciter la discussion et le débat sur ces thèmes. C’est cela qui fera évoluer collectivement notre pensée militaire.
Mars 2023