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« Osez ! Ce mot renferme toute la politique de votre révolution » proclame Saint-Just en 1794. Cette exhortation à l’audace résonne dans l’Histoire auprès de nombreux exemples et modèles d’audace. Cette dernière est une qualité militaire largement reconnue. Elle se retrouve dans des devises régimentaires. Un chef audacieux est célébré comme un grand général. L’audace a pu faire basculer des campagnes ou batailles entières. La phrase de Saint-Just définit la logique de l’audace comme devant être poussée jusqu’à son terme. Les demi-mesures ou les hésitations sabotent la prise de risques constituée par l’audace. Stopper au milieu du gué, ce serait s’engager sur cette pente glissante où la victoire bascule vers la catastrophe. Il existe toutefois une frontière ténue, où l'audace devient témérité, où un choix réfléchi devient inconsidéré. Le risque écrase alors toutes possibilités de gains. Quand fallait-il renoncer pour éviter la défaite? Un fait historique illustre particulièrement cette situation.
Dans son Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Thucydide consacre deux livres entiers au récit de l’expédition de Sicile menée par Athènes. Lancée entre 415 et 413 avant Jésus-Christ, alors qu’Athènes affronte Sparte depuis plus de 15 ans, cette campagne vise à faire tomber la Sicile sous la coupe athénienne. L’auteur grec nous livre un récit magnifique de cette grandiose expédition militaire qui voit la projection prolongée d’une force interarmées sur un théâtre lointain. Athènes mène ses opérations en Sicile en combinant forces terrestres et navales tout en maintenant la liaison entre la cité et son corps expéditionnaire. Elle a été en mesure, dès l’Antiquité, de prendre l’initiative stratégique grâce à la combinaison de ses moyens et sa capacité à projeter ses forces. L’expédition se termine pourtant par un carnage qui annonce la chute d’Athènes dix ans plus tard. Comment l’éclatante victoire annoncée a-t-elle pu se solder par un désastre ?
I De la Guerre de Dix Ans à la Paix de Nikias : une guerre non éteinte
La première phase de la Guerre du Péloponnèse, la Guerre de Dix Ans (ou Guerre d’Archidamos, du nom d’un roi spartiate), s’achève en 421 avec la Paix de Nikias. Durant une décennie, la Ligue de Délos (dominée par Athènes, thalassocratie démocratique et impérialiste) et la Ligue du Péloponnèse (menée par Sparte, puissance terrestre oligarchique possédant les meilleurs hoplites[1] de Grèce) se sont affrontées pour le contrôle du monde grec. Les opérations navales et terrestres se sont succédé sans débloquer la situation stratégique : Athènes possède la maîtrise des mers[2] et aucune cité grecque n’ose affronter les hoplites lacédémoniens en bataille rangée. Sièges, combats, raids et coups d’Etat pro-démocratiques ou pro-oligarchiques s’enchaînent sans déterminer de véritable vainqueur. Athènes a pris l’ascendant psychologique en capturant plusieurs centaines de Spartiates à Sphactérie[3] mais Lacédémone a frappé les Athéniens sur leurs arrières en s’emparant de la cité d’Amphipolis en Thrace[4]. Une nouvelle phase, la Paix de Nikias (principal négociateur athénien) succède à la Guerre de Dix Ans. Marquée par un traité de paix et d’alliance entre Sparte et Athènes, la Paix de Nikias constitue moins une véritable paix qu’une pause dans la Guerre du Péloponnèse, faute de déblocage stratégique et de résolution des causes du conflit.
II Reconquérir l’initiative stratégique
En 415, suite à l’appel à l’aide de Egeste, cité alliée sicilienne, Athènes pose son regard sur la Sicile avec l’idée de reprendre l’initiative en concentrant ses efforts sur cette île. La Sicile, colonisée depuis peu par les Grecs, possède de vastes ressources et richesses (blé, bois pour les constructions navales) vitales pour Athènes. Les cités grecques de Sicile appuyées par l’une et l’autre puissance se sont affrontées durant la Guerre de Dix Ans mais elles ont décidé la paix entre elles. Il s’agit ainsi pour les Athéniens de s’emparer d’un réservoir de ressources, de rallier ou soumettre les cités grecques de l’île contre Lacédémone et d’effectuer une démonstration de force aux yeux du monde grec[5]. La fin des combats après la signature du traité de paix avec Sparte laisse de plus les mains libres à Athènes pour concentrer ses efforts au-delà de la Grèce continentale. Les Spartiates sont minés psychologiquement par leur défaite de Sphactérie tandis que les Athéniens ont conclu la Paix de Nikias avec un avantage psychologique majeur. Frapper en Sicile, c’est également éviter un affrontement direct contre les hoplites spartiates supérieurs à n’importe quelle infanterie grecque tout en affrontant un adversaire jugé plus faible[6]. Les débats font rage à l’assemblée du peuple entre partisans (menés par Alcibiade)et opposants (menés par Nikias[7]) de l’expédition mais les premiers finissent par l’emporter. Nikias, désespéré de ne pouvoir convaincre l’assemblée du danger de l’expédition, prononce un ultime discours. Il espère ainsi dissuader les citoyens athéniens de voter l’expédition en décrivant la coûteuse débauche de moyens nécessaires pour soumettre la Sicile. Ses paroles ne parviennent qu’à enflammer l’assemblée qui accorde les immenses moyens énumérés par Nikias.
Le lancement de l’expédition exige d’Athènes un effort massif alors que plusieurs difficultés s’accumulent et réduisent la marge de manœuvre de la cité. Le conflit entre Sparte et Athènes n’a pas été résolu et la Paix de Nikias ne concerne pas Corinthe et Thèbes, toujours en guerre contre la cité d’Athéna. Athènes déplace ainsi le gros de ses moyens militaires en Sicile alors que la guerre n’est pas encore éteinte en Grèce. En Sicile, les soutiens d’Athènes sont incertains et devront être ralliés sur place. Enfin, la projection d’une armée à plusieurs centaines de kilomètres de la métropole ne peut se faire sans un soutien naval d’envergure. Une foule de non-combattants accompagne les hoplites en campagne et démultiplie le poids logistique de l’opération[8]. Dans le cas de la Sicile, l’effectif d’hoplites, de troupes légères, d’esclaves porteurs de bagages et de marins atteint 30000 hommes, dont 5000 fantassins lourds. Cent-trente-quatre trières, accompagnées de dizaines d’autres navires chargés de vivres, composent la flotte athénienne destinée à opérer en Sicile. Athènes engage ainsi le meilleur de son infanterie et de sa flotte dans un territoire lointain contre une cité démocratique avec qui elle est en paix, sans la certitude d’y trouver un soutien massif des cités grecques de Sicile. Si Athènes se lance corps et âme à la conquête de la Sicile, c’est grâce à la maîtrise des mers octroyée par sa puissante flotte et son réseau de cités alliées ou tributaires. La Grèce est morcelée en centaines de cités-Etats dont l’adhésion à des ligues ne suffit pas à constituer des blocs homogènes. La géographie de la Grèce (terrain montagneux et cloisonné, accès au Péloponnèse uniquement par l’isthme de Corinthe) rend difficile les opérations lointaines : le récit par Thucydide de l’expédition terrestre spartiate à Amphipolis par Brasidas est éloquent. Ce dernier doit employer la ruse pour traverser le territoire de la Ligue thessalienne, dont certaines cités sont favorables à Athènes et d’autres à Sparte. De fait, la puissance navale d’Athènes permet à cette dernière de contourner les barrières imposées par la géographie grecque et de pouvoir frapper où bon lui semble. Pour les électeurs athéniens, envoyer le gros de leurs forces navales et terrestres en Sicile tandis qu’Athènes reste préservée des invasions péloponnésiennes grâce à ses fortifications constitue un choix stratégique cohérent. La victoire peut rapporter gros. Quant à la défaite, il ne vaut mieux pas songer à l’hypothèse d’un corps expéditionnaire terrestre et naval bloqué en Sicile…
III Du triomphe au désastre
Le répit accordé par la Paix de Nikias a constitué pour Athènes une occasion de reconstituer ses ressources financières et humaines. Quatorze ans après la terrible peste qui a coûté la vie à un tiers de la population athénienne (et autant de combattants), après des années de combats contre les Péloponnésiens, une nouvelle génération de jeunes gens rejoint les rangs des hoplites et des rameurs des trières, le cœur de la puissance militaire athénienne. Un effort sans précédent est fourni afin d’équiper la flotte de nouveaux navires. Les cités alliées et tributaires sont mises à contribution pour fournir des soldats, des navires et de l’argent. Trois stratèges[9], Alcibiade (étoile montante de la politique athénienne), Nikias (chef de file des modérés et opposant à l’expédition) et Lamachos, sont nommés pour commander le corps expéditionnaire. Celui-ci appareille à l’été 415 dans une ambiance de triomphe. La machine de guerre athénienne semble invincible. C’est pourtant une lente et terrifiante descente aux enfers qui attend 45000 Athéniens et alliés.
Las ! Le corps expéditionnaire a débarqué avec succès mais piétine rapidement. La campagne est d’emblée plombée par les divergences stratégiques entre les généraux athéniens. Nikias souhaite se contenter d’une démonstration de forces avant de rentrer à Athènes. Lamachos défend l’option d’une marche immédiate et rapide sur Syracuse, surprise par l’arrivée du corps expéditionnaire. Alcibiade cherche avant tout à rallier les cités grecques de Sicile avant de s’en prendre à Syracuse. Cette dernière option l’emporte. Cependant, l’accueil des cités supposées amicales est mitigé, voire glacial. Les richesses promises par Egeste afin de financer l’expédition sont en réalité bien maigres. Enfin, accusé de sacrilège, Alcibiade est rappelé à Athènes pour être jugé et s’enfuit sur le chemin du retour. Nikias et Lamachos sont désormais à la tête de l’expédition. Cette dernière, privée de la force de séduction et du charisme d’Alcibiade, n’a pu rallier autant de cités siciliotes qu’espérées. Les Syracusains exploitent l’indécision des généraux athéniens pour se renforcer et faire appel aux Lacédémoniens, trop heureux de répondre à l’appel des Siciliens[10]. La cavalerie syracusaine, bien plus puissante et nombreuse que celle d’Athènes[11], écume les campagnes siciliennes et ôte à l’infanterie lourde sa liberté d’action. Elle perturbe également le ravitaillement des forces athéniennes. Cependant, l’armée athénienne parvient à débarquer près de Syracuse grâce à un stratagème. Les hoplites athéniens et syracusains s’affrontent sur le champ de bataille. Malgré la victoire du corps expéditionnaire, celle-ci ne produit aucun effet car la cavalerie syracusaine empêche la poursuite de l’armée en déroute par l’infanterie lourde athénienne. Les Syracusains profitent de l’indécision des généraux athéniens, qui commettent l’erreur d’abandonner le terrain afin d’hiverner plus au nord, pour se renforcer et faire appel aux Lacédémoniens, trop heureux de répondre à l’appel des Siciliens. La prise des quartiers d’hiver ne signifie pas la fin des opérations : Athéniens et Syracusains s’affrontent dans de multiples escarmouches afin de soumettre ou rallier les Sikèles, peuple sicilien non-grec. Un premier renfort de cavaliers et de l’argent sont également envoyés par Athènes afin de combler le déficit de cavalerie du corps expéditionnaire. Ce dernier finit par mettre le siège devant Syracuse au printemps 414. Lamachos meurt au combat et laisse Nikias, opposant depuis toujours à l’expédition, général timoré dont le jugement est en plus brouillé par une maladie, seul aux commandes du corps expéditionnaire. Une féroce guerre des murs s’engage pour le contrôle des Epipoles, les hauteurs surmontant Syracuse. La ville est sur le point de chuter mais une fois encore, la circonspection de Nikias fait l’affaire des Syracusains, sauvés par l’arrivée in extremis des renforts spartiates commandés par Gylippe[12]. La cité sicilienne est désormais en mesure de résister solidement et refoule lentement mais sûrement les assiégeants qui se retrouvent dans une situation très difficile sur le plan logistique. De plus, après un an de campagne ininterrompue, le piteux état des trières athéniennes réduit la supériorité navale du corps expéditionnaire.
Peu désireux d’affronter la vindicte de l’assemblée athénienne[13], Nikias envoie un message décrivant la situation difficile du corps expéditionnaire et propose deux options : la retraite ou l’envoi de renforts[14]. La première conclurait l’expédition de Sicile sur une défaite athénienne. La seconde rajoute de l’huile sur le feu du chaudron sicilien sans toutefois garantir de victoire. La faille de l’expédition apparaît ici clairement : pour quelle victoire les Athéniens combattent-ils ? Alcibiade, passé à l’ennemi, n’est plus là pour donner une direction à l’expédition, quel qu’ait été ses objectifs réels[15]. Nikias mène seul une campagne à laquelle il n’a jamais cru. Le corps expéditionnaire lutte sur le sol sicilien démuni d’un cap stratégique clair. Athènes rencontre à cette occasion son point culminant, l’instant où elle doit décider si la prise de risques est encore rentable et justifie la poursuite des efforts. L’assemblée fait son choix : elle double la mise et vote l’envoi d’une force aussi importante que la première. Démosthénès, stratège athénien vainqueur de Pylos et vaincu de Délion, reçoit le commandement de ces renforts. C’est un effort humain et financier gigantesque que consent Athènes, alors que la première expédition a déjà été très coûteuse. La situation stratégique est pourtant beaucoup moins claire qu’auparavant. La guerre a repris entre Sparte et Athènes. L’enlisement athénien en Sicile a réveillé Lacédémone qui envoie des renforts à Syracuse et établit (sur les conseils d’Alcibiade) une base fortifiée en Attique. La concentration au maximum des efforts athéniens en Sicile offre aux cités-Etats tributaires de la mer Egée une opportunité de se libérer du joug d’Athènes. En Sicile, les cités neutres qui avaient refusé de se rallier au corps expéditionnaire athénien rejoignent désormais Syracuse dans sa lutte. Toutefois, pressée par la présence d’une base fortifiée en Attique[16], Athènes riposte en portant son effort sur une campagne incertaine au détriment de la sûreté de ses arrières.
Démosthénès rejoint la Sicile à l’été 413 avec ses troupes et ses trières[17]. Il y retrouve un corps expéditionnaire en piteux état, enlisé dans une guerre de siège sans issue. L’arrivée du stratège insuffle une nouvelle énergie aux forces athéniennes. Un assaut nocturne massif est décidé contre les positions syracusaines sur les Epipoles. L’attaque est brisée : l’avancée des hoplites athéniens, peu familiers avec un terrain qu’ils foulent pour la première fois, perd de sa cohésion et de son élan. La confusion atteint son paroxysme lorsque les alliés argiens et corcyréens entonnent le Péan, chant de guerre des hoplites, en dialecte dorien, le même que celui des troupes péloponnésiennes combattant pour Syracuse. L’infanterie athénienne part en déroute. Dans l’obscurité, des soldats sont tués par leurs propres camarades et concitoyens.
Démosthénès et Nikias décident alors de lever le siège. La flotte athénienne s’élance toute entière afin de briser le blocus ennemi. Une bataille navale gigantesque s’engage dans le Grand Port de Syracuse. Cet espace fermé désavantage les trières athéniennes qui ne peuvent manœuvrer et sont enfoncées par les navires péloponnésiens et syracusains plus lourds et aux éperons renforcés. Les forces terrestres, massées sur le rivage, assistent impuissantes à la défaite de leur flotte et au naufrage de leurs espoirs de quitter la Sicile.
Il faut alors battre en retraite par les terres, sillonnées par la cavalerie syracusaine, en espérant rallier une cité alliée. Mais les hésitations de Nikias retardent le départ. Les désertions massives des esclaves contraignent les hoplites à porter leurs cuirasses et leurs boucliers durant la marche. La chaleur est accablante. Les patrouilles de cavalerie empêchent les Athéniens de se ravitailler en vivres et en eaux. Un premier contingent, commandé par Démosthénès, est rattrapé et anéanti. Le second poursuit sa marche mais est rejoint à son tour et doit livrer un dernier combat sur les rives de la rivière Assinaros. Ses rives deviennent alors le tombeau du corps expéditionnaire athénien. Les soldats assoiffés se jettent dans la rivière pour boire et sont massacrés. L’armée athénienne se désintègre dans le chaos et le carnage. Les rescapés sont jetés dans les Latomies, les carrières à ciel ouvert de Syracuse, pour y mourir lentement. Démosthénès et Nikias, tous les deux capturés, sont exécutés. Les derniers prisonniers encore en vie sont vendus comme esclaves. « Telle fut l’expédition de Sicile » conclut sobrement Thucydide.
Conclusion
Le désastre de Sicile laisse à celui qui en lit le récit un profond sentiment de gâchis. Gâchis d’argent, gâchis de matériel, gâchis de vies. Environ 45000 soldats et marins athéniens et alliés tombent en Sicile. Deux cents trières sont perdues. L’entreprise grandiose s’achève sur un carnage. Sparte sort auréolée de cette campagne grâce au soutien apporté à Syracuse. En face, l’empire athénien, sonné par le désastre, semble être au bord de l’effondrement. Les cités tributaires, dont les fils sont morts en Sicile au nom d’Athènes, s’agitent et complotent leurs révoltes avec le soutien de Sparte. Et pourtant, Athènes ne capitulera que neuf ans plus tard. Au terme d’un troisième et improbable effort financier et humain, elle arme une nouvelle flotte qui repart au combat en mer Égée afin d’enrayer l’offensive spartiate financée par l’or perse. Des milliers de combattants périssent encore et une révolution oligarchique fait trembler la démocratie athénienne avant sa défaite finale.
Avant sa mort en 429, Périclès conseillait aux Athéniens l’attente stratégique : ne pas étendre plus l’empire, profiter de l’inviolabilité de la métropole athénienne et de la maîtrise des mers par la flotte pour laisser s’épuiser la machine de guerre spartiate. Cette stratégie, centrée sur la suprématie navale athénienne, est onéreuse car une trière et son équipage coûtent cher. La mobilité stratégique des forces athéniennes, capables de frapper sur les côtes du Péloponnèse ou en mer Egée et de remporter d’importants succès comme à Sphactérie, a laissé croire à Athènes qu’elle pouvait frapper encore plus loin et encore plus fort en Sicile. La projection d’un corps expéditionnaire naval et terrestre, suivie d’une vague massive de renforts, constitue une prouesse dans l’histoire de la guerre antique. Loin de se contenter de l’attente stratégique de Périclès, Athènes démontra en effet qu’elle pouvait frapper loin et fort. L’audace est teintée d’une prudence qui enjoint le chef audacieux à se préserver des revers et à assurer ses gains. L’expédition athénienne en Sicile fut au contraire d’une hardiesse démesurée. En engageant massivement leurs moyens financiers, terrestres et navals en Sicile sur un terrain mal connu, sans appuis clairs, les Athéniens ont délaissé leur ennemi principal, Sparte, sans être assurés de voir l’île tomber entre leurs mains. Mais la véritable témérité d’Athènes réside dans la division du commandement entre des hommes à la fois généraux et chefs de faction politique. Au-delà des divergences tactiques et stratégiques existant entre militaires, Alcibiade et Nikias suivent chacun leurs propres objectifs politiques. Lorsqu’elle appareille glorieusement du Pirée en 415, l’expédition vogue vers une victoire indéfinie.
Vingt-deux siècles plus tard, une autre expédition navale et terrestre menée par un jeune et brillant général lance 40000 hommes et une flotte contre un territoire lointain et hostile. Face à l’empire britannique, le projet de conquête de l’Egypte par l’armée française constitue un défi fou relevé de manière éclatante par Napoléon Bonaparte. Les circonstances apparaissent étonnamment similaires. Le succès initial en Sicile fut cependant bâclé par la division et une mauvaise exécution de la part des généraux athéniens incapables d’exploiter leurs atouts une fois la destination atteinte. Une question plane encore une fois achevée la lecture du récit de Thucydide : et si nous pouvions refaire l’expédition de Sicile ?
Bibliographie
[1] Fantassin lourd grec équipé d’une cuirasse et d’un bouclier et armé d’une lance. Les hoplites combattent en rang serré au sein de la phalange.
[2] Entre 200 et 300 trières sillonnent les mers grecques, collectent le tribut et interviennent contre les cités insoumises.
[3] La mort de Léonidas et de ses 300 Spartiates aux Thermopyles face aux Perses a consacré le mythe de l’hoplite spartiate combattant jusqu’à la mort.
[4] Cité située sur la route des approvisionnements en blé et en bois à destination d’Athènes.
[6] En 418 à Mantinée, l’armée spartiate a vaincu dans une bataille rangée Argos et Athènes.
[7] Cheville ouvrière de la paix du même nom.
[8] Les trières grecques, rapides et légères, ne sont pas conçues pour naviguer dans la durée. Elles doivent accoster le soir pour bivouaquer tandis que les équipages et soldats partent fourrager afin de se ravitailler pour l’étape suivante.
[9] Titre des généraux élus par le peuple. Périclès fut stratège de manière quasi-ininterrompue durant vingt ans.
[10] Les Spartiates sont notamment conseillés par Alcibiade, qui s’est réfugié chez eux après sa fuite et est parfaitement au fait des vulnérabilités d’Athènes.
[11] Seuls 30 cavaliers et leurs chevaux débarquent en Sicile avec le corps expédition : largement insuffisants face aux centaines de cavaliers syracusains.
[12] Les Syracusains sont menés par deux officiers énergiques et talentueux, le Syracusain Hermocratès et le Spartiate Gylippe. Ils jouent un rôle décisif face à leurs homologues athéniens beaucoup moins déterminés.
[13] L’assemblée athénienne avait pour habitude d’exiler, voire de condamner à mort, les généraux vaincus. Thucydide, exilé durant 20 ans après sa défaite d’Amphipolis, constitue le meilleur exemple.
[14] Plutôt que de prendre la responsabilité de la retraite, Nikias se décharge de la décision sur l’assemblée en espérant que cette dernière vote la retraite. En espérant échapper à la condamnation à mort à Athènes, il se condamne lui et son armée à périr en Sicile.
[15] Envisageait-il réellement de conquérir Carthage après la Sicile, comme il l’expliquera aux Spartiates ?
[16] Les invasions spartiates au début de la guerre ne constituaient qu’un désagrément temporaire tandis que la forteresse spartiate de Dékélie installe une menace permanente sur le territoire athénien et constitue un refuge pour les milliers d’esclaves des mines d’argent athéniennes du Laurion.
[17] 73 trières et 5000 hoplites athéniens et alliés, plusieurs milliers de frondeurs, peltastes et archers, ainsi que les esclaves et serviteurs porte-bagages.