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Éclectisme des goûts : lecture, Histoire, défense, wargame, Star Wars. Des choses à partager et faire découvrir au gré de l'inspiration.

Alfred von Schlieffen, l'homme qui devait gagner la Grande Guerre. De Christophe Bêchet.

Un titre supplémentaire vient de s’ajouter à ma pile de livres terminés. Ecrit par Christophe Bêchet, docteur en Histoire, Alfred von Schlieffen, l’homme qui devait gagner la Grande Guerre appartient à la collection des Maîtres de la Stratégie, publiée par les défuntes éditions Argos. C’est le second ouvrage de cette collection que je lis et dont je regrette la disparition. Créés pour porter à notre connaissance des figures de militaires méconnus ou mythifiés, les Maîtres de la Stratégie avait de quoi trouver une place largement méritée dans la littérature militaire et stratégique française. Courts sans sombrer dans la vulgarisation et les généralités, ces ouvrages se distinguent par leur densité. Celui de Christophe Bêche en est l’illustration. Spécialiste du Plan Schlieffen dont il a fait son sujet de thèse, ce chercheur brosse en 200 pages un double tableau, celui d’Alfred von Schlieffen, chef d’état-major de l’armée allemande jusqu’en 1905, et celui du plan auquel il a donné son nom.

Nous assistons à une belle démonstration d’histoire militaire, portée par une écriture dense et pleine de vigueur. La lecture présuppose cependant une connaissance des faits et des personnages. La sortie de ce livre laisse le sentiment qu’aucun phrase n’est creuse, que chaque mot pèse dans la démonstration de l’auteur, servie d’ailleurs par une riche bibliographie sur le sujet en allemand. Ce dernier pose dès l’introduction une double problématique :

  • Primo : Quelle est la part réelle de responsabilité du Plan Schlieffen dans le déclenchement de la guerre 14-18 ?
  • Secundo : En quoi la pensée militaire du célèbre chef du Grand Etat-Major influença-t-elle la conduite des opérations pendant le conflit et constitua-t-elle par la suite un héritage pour les officiers de l’armée allemande ?

Le livre commence par la biographie d’Alfred von Schlieffen, officier ascète et dévoué à sa fonction, dont la vie peut être résumée par sa devise « être plus que paraître ». Jusqu’à sa mort, Schlieffen guide, réfléchit, écrit. Le sens accordé à l’être donne toute une profondeur au legs du personnage dont l’héritage est démontré dans la suite de l’ouvrage. Courte (une cinquantaine de pages), cette partie constitue déjà en soi un outil de réflexion sur la rigueur et le devoir qu’a l’officier d’être un penseur. Elle nous renseigne par ailleurs sur un personnage méconnu, austère mais nourri de culture historique et militaire, dont la mémoire se limite à un apparent dogmatisme et l’obsession de la bataille de Cannes en 216 avant JC, modèle de la bataille d’anéantissement.

A cette première partie succède l’étude même du plan Schlieffen et de l’héritage de son auteur. Christophe Bêchet s’attache ici à démythifier ce plan dont la planification et l’exécution seraient directement responsable de l’entrée en guerre de l’Allemagne contre la France. Les paragraphes préliminaires à l’étude du plan nous plongent directement au cœur de l’état-major allemand. La planification des opérations militaires, évidente aujourd’hui, est encore une nouveauté à la fin du XIXe siècle. Alors que les armées « millionnaires » se généralisent sur le continent européen, il s’agit de mobiliser, équiper, entraîner et déplacer ces masses armées. Celui qui aura mobilisé et concentré ses armées le plus rapidement gagnera un avantage décisif sur son ennemi. C’est dans une course à la planification que se lancent les états-majors européens. Précurseur dans ce domaine, guidé par l’œil rigoureux et impitoyable de Schlieffen, l’état-major allemand met chaque année à son jour son plan d’opérations en fonction des données stratégiques du moment. La responsabilité que donnent ses détracteurs au plan Schlieffen dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale est que la minutieuse préparation des opérations a jeté mécaniquement l’armée allemande en Belgique, violant sa neutralité et amenant la Grande-Bretagne dans la guerre. Une fois la machine de la mobilisation générale lancée, il était impossible de revenir en arrière. C’est la thèse défendue par Barbara Tuchman dans Guns of August, consacré au premier mois de la guerre. De fait, l’auteur distingue très strictement le plan proposé par Schlieffen dans son mémoire de 1905 et celui réalisé et exécuté par Moltke, son successeur à la tête de l’état-major. Ce que nous appelons communément le plan Schlieffen est la manœuvre d’enveloppement des armées françaises par l’invasion de la Belgique tout en conservant d’importantes forces en Alsace-Lorraine (1). A l’inverse, Schlieffen envisageait de traverser également les Pays-Bas (supposés favorables) avec une aile marchante massivement renforcée (proportion de 7/1 par rapport à l’aile gauche). Cette idée de manœuvre est à replacer dans le contexte de 1905, lorsque la Russie est neutralisée par sa défaite retentissante en Extrême-Orient face aux Japonais et la France supposée adopter une posture défensive. Appelée à mener une guerre sur un seul front, l’Allemagne pouvait éviter une longue guerre d’attrition en contournant par la Belgique les défenses françaises. La manœuvre exécutée en 1914, qui porte la signature de Moltke, s’est adaptée aux données stratégiques du moment : l’alliance franco-russe est solide et l’armée russe pèse à nouveau dans la balance. Les Allemands sont cette fois menacés sur deux fronts. La vitesse d’exécution afin de pouvoir faire face aux Russes après avoir battu les Français implique de pouvoir traverser rapidement la Belgique (l’option des Pays-Bas a été abandonnée), notamment par la prise de Liège, importante forteresse bloquant l’axe de progression allemand. Ainsi, Liège est assailli au plus vite sans même attendre les réactions française ou britannique. Une fois le sol belge foulé par une armée étrangère, celle de Londres était inéluctable. Ainsi, le plan Schlieffen possède stricto sensu une part limitée dans le déclenchement de la guerre. Celui de son successeur, appelé le plan Moltke par Christophe Bêchet, impose d’emblée une pénétration en Belgique, avec les conséquences qui s’ensuivent (« un automatisme stratégique »). Une fois l’Allemagne décidée à entrer en guerre, la mécanique des plans provoqua ses conséquences. La planification minutieuse des opérations par les futurs belligérants a eu pour effet pervers d’interdire aux états-majors toute souplesse dans l’application des plans de guerre (2). Ici naît la légende de Schlieffen, l’homme qui devait gagner la Grande Guerre. Le mythe du coup de poignard dans le dos après la défaite allemande de 1918 porta sur Moltke la responsabilité de la défaite de la Marne par la perversion des idées de Schlieffen en dégarnissant l’aile droite que ce dernier n’a cessé de renforcer. De fait, Moltke n’a fait que s’adapter aux données stratégiques de son temps et nul ne peut prédire comment se serait comporté Schlieffen à la tête des armées allemandes en guerre (3). L’uchronie ouvre souvent des pistes hasardeuses.

L’ouvrage aborde également l’héritage de Schlieffen en tant que théoricien. La fascination de Schlieffen pour la bataille de Cannes est bien connue et contribua à alimenter son image de doctrinaire dogmatique. Jusqu’à sa mort, le général allemand ne cessa d’écrire sur cette bataille restée dans les mémoires comme le modèle de la bataille d’anéantissement par double enveloppement. Le poids de l’histoire militaire dans la formation du tacticien et du stratège ne peut être négligé. L’histoire regorge de coups brillants et d’enseignements qui viennent nourrir la bibliothèque du praticien. Alors que Schlieffen ne cessa durant sa carrière d’insister sur le développement des qualités manœuvrières du corps des officiers, l’histoire comme miroir des réflexions tactiques et stratégiques constituait un outil incomparable. De fait, les évolutions technologiques et changement d’échelle ne révolutionnent pas l’art de la guerre. La pratique se nourrit de la théorie et à la lecture des batailles du passé succèdent les jeux de guerre et voyages d’état-major (ou staff rides). Sans cesse la réflexion doit se confronter à la pratique et au terrain. Cela paraît évident aujourd’hui mais ne l’était pas auparavant. La guerre est une affaire de pratique et l’esprit de ses praticiens se doit d’être flexible. Loin d’être un dogmatique, Schlieffen lègue à la pensée militaire un pragmatisme cultivé durant l’entre-deux-guerres par les officiers de la Reichswehr et qui mena à la renaissance de l’outil militaire allemand (4).

Un bel ouvrage qui fait regretter la fin du projet des éditions Argos. Dense et fouillé, le travail de Christophe Bêchet est une excellente entrée en matière pour aborder la question de la pensée militaire allemande et de la planification de la guerre à la veille de 1914 (à condition cependant de disposer des connaissances de base en Histoire militaire sur le premier conflit mondial). Il nourrit la réflexion et constitue une avide invitation à commencer le livre de Pierre-Yves Hénin, le Plan Schlieffen, un mois de guerre, deux siècles de controverse, qui lui m’attend dans ma pile de livres à lire.

Je conclurai par cette citation de Schlieffen, résumé de l’art du commandement : « c’est un art pour le commandant en chef de faire comprendre ses idées et ses intentions par ses subordonnés et c’est un art pour les subordonnés d’embrasser la situation ».

Juillet 2016. A lire.

(1) Comme l’écrit Christophe Bêchet, la distinction est lapidaire mais elle a le mérite de permettre le suivi pas à pas de la stratégie allemande et le rôle de chacun dans l’engrenage infernal de 1914.

(2) Une fois encore, Barbara Tuchman relate avec brio l’effondrement intérieur de Moltke lorsque le Kaiser propose de ne se concentrer que sur l’est. C’est littéralement tout une vie qui s’effondre.

(3) Mort en 1916, Moltke constitua un bouc émissaire commode pour justifier la défaite de la Marne.

(4) Outil qui retomba dans ses travers 20 ans plus tard en se jetant dans un va-tout militaire en négligeant le déséquilibre stratégique majeur entre l’Axe et les Alliés. Voir le Mythe de la Guerre-Eclair, de Karl-Heinz Frieser.

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