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Éclectisme des goûts : lecture, Histoire, défense, wargame, Star Wars. Des choses à partager et faire découvrir au gré de l'inspiration.

De l'observation de la guerre - un an

Qu’ai-je à dire sur l’actuelle guerre en Ukraine ? Parmi les milliers de voix qui commentent ce conflit, qu’est-ce que je peux dire ? Je ne bénéficie pas d’un positionnement privilégié, je n’ai pas accès à des sources exclusives. La guerre en Ukraine a déjà produit beaucoup de choses sur le plan intellectuel, avec des résultats très inégaux, aberrants, passionnants, dépassionnés, partisans, rigoureux, intéressés, incontournables, dispensables. Elle produira encore beaucoup. Les dates anniversaires revêtent une valeur symbolique et sont généralement le catalyseur de publications. Je me rappelle il y a 21 ans le premier anniversaire du 11 Septembre : les chaînes de télévision avaient programmé de nombreuses émissions spéciales revenant sur le déroulement de cette journée et ses conséquences. A l’approche du 24 février 2023 et du premier anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine, les livres, articles, podcasts, émissions télévisées sur le thème fleurissent. L’article présent ne fait qu’accompagner le mouvement. A l’occasion de cette première année de guerre, je ressens le besoin d’écrire quelque chose. Mon propos se perdra probablement dans le flot d’articles, d’analyses et autres productions écrites ou audiovisuelles. Peu importe à vrai dire. Après un an à observer ces combats, plutôt que d’écrire une analyse tactique ou opérationnelle (d’autres le font bien mieux que moi, comme Joseph Henrotin dans ce court article), les lignes qui suivent sont le fruit d’une réflexion sur le fait d’observer une guerre.

Lorsque la guerre a éclaté il y a un an, la surprise, plus ou moins grande, a été un sentiment largement répandu (sur ce point, je recommande l’écoute de cet excellent épisode du podcast le Collimateur). Face à l’incertitude, le réflexe peut être de se raccrocher à des choses connues, de prendre pour hypothèses des événements anciens. Les parallèles sont tentants lorsqu’on confronte passé et présent (une nouvelle fois, je renvoie à l'épisode du Collimateur évoqué ci-dessus : Alexandre Jubelin livre aux auditeurs une brillante conclusion sur ce thème précis). C’est un réflexe bien naturel et je n’en suis pas exempt. Rapidement, quelques semaines après février 2022, je me suis intéressé à l’offensive stratégique soviétique de 1945 en Mandchourie en me demandant s’il n’y avait pas une forme de contre-modèle réussi de l’attaque russe en Ukraine. Dans le même ordre d’idée, je me suis intéressé à la campagne de Serbie de 1914-1915. La lutte entre le géant austro-hongrois, doté d’une armée nombreuse et bien équipée, face au nain serbe peut laisser évoquer un parallèle avec la guerre russo-ukrainienne. La crise des munitions de l’armée serbe, résolue par la livraison d’obus britanniques et français, frappe par sa similitude avec la livraison de HIMARS américains aux forces ukrainiennes et ses effets sur le plan opératif. Je ne crois pas cependant aux parallèles stricts. Les lignes peuvent se ressembler, se croiser, être liées mais aucune n’est la copie d’une autre. La guerre est un phénomène multiforme et évolutif. Une situation peut se répéter un an, dix ans ou cent ans plus tard mais il ne faut pas y voir le produit d’un déterminisme, tant les choses sont changeantes. S’il y a des constantes dans la guerre, elles ne sont pas à chercher dans le déterminisme des événements.

Observer une guerre en cours est à la fois terrible est stimulant. Terrible car à portée de clics, ce sont des individus qui meurent en quasi-temps réel sous nos yeux. Stimulant car pour un professionnel, cela fournit une riche matière à réflexion et constitue un puissant aiguillon. Une grande partie de mes lectures de l’année passée, très enrichissantes intellectuellement, a été suscitée par le souhait de mieux connaître et comprendre la pensée militaire des belligérants tout en étudiant en parallèle leur application (ou non) sur le terrain. Certaines de ces lectures m’ont fait remonter jusqu’à des théoriciens militaires soviétiques des années 1920-1930. Si vouloir plaquer leurs idées aux opérations présentes serait une erreur, l’étude de leur pensée et de leurs écrits est très intéressante dans la mesure où leur cheminement intellectuel débute par l’observation d’opérations menées durant la Première Guerre mondiale. Lire des auteurs du passé, c’est également s’immerger dans le processus intellectuel qui a produit des idées innovantes et fructueuses.

Face à ce conflit, j’ai voulu plusieurs reprises écrire afin de partager quelques analyses. Je l’ai fait deux fois à travers ces deux articles :

J’aurais aimé en écrire d’autres. Des idées sont venues mais jamais je n’ai pas pris le temps de les travailler et de les approfondir. Quelques projets subsistent car partager ses réflexions ouvre le débat, déclenche d’autres réflexions qui sont autant de nouveaux prétextes pour écrire. Pour l’observateur, l’écriture est un moyen de mettre en ordre ses idées, effectuer un point d’étape dans ses réflexions. Ces dernières s’enrichissent de la mise par écrit qui structure la pensée, tire les fils, ouvre de nouvelles perspectives. C’est une chose d’avoir une idée qui nous traverse la tête, c’est autre chose de devoir l’ordonner aux côtés d’autres idées, de les connecter de manière logique, de les appuyer sur des arguments solides et référencés. Ici se trouve l’un des pans essentiels de la posture de l’observateur : confronter ce à quoi il assiste (souvent de très loin) à un travail de recherche, de vérification et de recoupement afin d’atténuer, si ce n’est effacer, ses propres biais. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Mais c’est précisément dans ce cas que les lectures passées reviennent à la charge. L’étude d’autres textes, et à travers eux du cheminement intellectuel de leurs auteurs, irrigue la pensée. Par quel processus cet auteur-observateur en est-il venu à cette conclusion ? Quelles méthodes a-t-il adopté ? Qu’est-ce qui s’est vérifié ? Qu’est-ce qui a mal vieilli ? D’autre part, la masse de documents disponibles (livres, articles, podcasts, etc.) offre l’occasion de s’abreuver d’autres réflexions à croiser avec ses propres analyses et idées. Les réseaux sociaux, dans le sens noble du terme, peuvent également constituer des espaces d’échanges et de contradiction, un forum 2.0 militaire et intellectuel. En un an, j’ai eu l’occasion de lire des dizaines d’analyses passionnantes, à chaud ou à froid, matérialisées par des fils Twitter. Parfois, au détour d’un tweet se noue un échange imprévu mais riche sur un point de tactique ou d’équipement. Depuis un an, je n’ai cessé de me nourrir de tout cela. Les réseaux sociaux ont leurs travers mais pour l’observateur, ils sont difficilement contournables.

Je l’ai écrit plus haut : pour le professionnel, ce contexte est paradoxalement passionnant et stimulant. Un conflit à la fois aussi lointain et aussi proche est une aubaine pour le militaire. Je repense à cet instant aux contemporains des conflits des années 1900 : Ethiopie 1896, Mandchourie 1904-1905, Balkans 1912-1912. Comment se considéraient-ils par rapport à ces guerres ? Une abondante littérature disséquant ces affrontements afin d’en tirer des enseignements, justes ou non, pour la guerre à venir est leur legs. Observateur sans être acteur, le militaire peut à loisir étudier les affrontements en cours. La guerre est une forme de mise en pratique généralisée. Les concepts, les plans, les matériels, les organisations sont soudainement soumis à la loi du feu. Des manœuvres de grand style qui n’étaient plus enseignées que dans les manuels et jouées seulement en exercice se déroulent en direct sous nos yeux. Une rude réalité s’abat soudainement sur des heures et des heures de travail et de réflexion. Le tri est impitoyable : ce qui fonctionne est conservé voire amélioré, ce qui ne marche pas est écarté ou est adapté. La complexité des structures, elles-mêmes existantes au sein de structures de structures, et leur inertie intrinsèques rendent toutefois illusoire l’idéal d’une main invisible de la guerre. L’évolution de son caractère est loin d’être un phénomène harmonieux. Certains changements se font sur le temps long, d’autres par à-coups. Des ruptures (conceptuelles, technologiques) peuvent survenir. Le militaire est à la fois objet et sujet de ce chaos organisé.

Les changements faits à partir des observations d’un conflit s’avèrent plus ou moins heureux. Ainsi, après 1940, l’US Army, qui engage une spectaculaire remontée en puissance, assiste à la défaite de la France face à des formations blindées mobiles et massives. En réponse, l’état-major crée une Tank Destroyer Force. L’idée consiste à disposer d’une réserve d’unités antichars mobiles, capables de se porter rapidement vers la menace mécanisée ennemie afin de l’intercepter et la détruire. A cette fin, les unités de tank destroyers sont équipées de half-tracks équipés de canons antichars ou de véhicules blindés chenillés dotés d’une tourelle (les M10, M18 et M36). La théorie est séduisante et semble offrir une solution élégante et efficace face à une percée blindée. L’application est bien différente. Face à la réalité du combat, au lieu d’agir en unités constituées tenues en réserve et prêtes à parer à toute attaque blindée, les tank destroyers sont en fait employés afin d’appuyer l’infanterie et accroître sa puissance de feu. Les bataillons de tank destroyers sont ainsi généralement ventilés au sein des divisions d’infanterie américaines, avant d’être à nouveau répartis au sein des régiments et bataillons d’infanterie. L’exemple des tank destroyers est très intéressant dans la mesure où il illustre un cycle de d’observation et de réflexion tirant des conclusions cohérentes mais tordues par la réalité. Pour approfondir ce sujet, je recommande la lecture de ce numéro des Leavenworth Papers. Les Leavenworth Papers sont des cahiers publiés par l'US Army dont l'objet est justement l'étude et l'observation de conflits ou batailles passées et contemporaines.

Il peut également n'y avoir que peu ou pas de changements du tout. Entre 1861 et 1865, la Guerre de Sécession fut attentivement scrutée par les puissances européennes. Les effets furent pourtant limités. Cinq ans plus tard, en 1870, durant la  guerre franco-prussienne, les cavaleries prussienne et française lancent encore de furieuses charges (à Mars-la-Tour pour la première, à Reichshoffen pour la seconde par exemple). Alors que la guerre civile américaine regorge d'exemples d'assauts frontaux brisés par la puissance de feu d'une infanterie retranchée et appuyée par l'artillerie (le troisième jour de la bataille de Gettysburg en juillet 1863 est l'exemple plus éclatant), les Prussiens emploient encore ce mode d'action. A Gravelotte, le 18 août 1870, 8 000 soldats de la Garde prussienne tombent face au feu précis et destructeur de l'infanterie impériale. La Guerre de Sécession, bien que très étudiée, fut catégorisée comme un conflit à part, spécifique au continent nord-américain, dont les conclusions ne s'appliquaient pas aux armées européennes. Sur de nombreux aspects, elle ouvrait pourtant une perspective sur les conflits à venir. J'évoquais plus haut le fait de ne pas se laisser piéger par la généralisation des enseignements d'un conflit. Le cas de la Guerre de Sécession et de ses enseignements offre en contrepoint un exemple du délicat équilibre à trouver dans l'observation d'un affrontement armé.

L’observation des conflits me paraît être un impératif pour le militaire. Notre métier de soldat exige de nous préparer sans cesse à être prêt. Cela passe en premier lieu par le tir au fusil, le secourisme au combat, les exercices, etc. Cette préparation est également intellectuelle et passe notamment par cette phase d’observation. Cette dernière ne doit être confondue avec la prédiction. Chaque guerre prend place dans un cadre espace-temps particulier. Les conditions qui forgent son caractère divergent d’une année à l’autre à l’autre, d’un Etat à un autre, d’une société à une autre. A équipements égaux, deux armées (elles-mêmes émanations de sociétés différentes) auront des concepts d’emploi différents. Il ne s’agit donc pas de généraliser les enseignements d’un conflit. L’observation entretient l’agilité intellectuelle, offre une remise en cause de ses propres concepts ou idées, nourrit la réflexion tactique, opérative ou stratégique. Comme le montre l'exemple des tank destroyers, l'emploi réel d'une capacité peut se retrouver en distorsion avec une doctrine réfléchie et élaborée d'après l'observation d'un autre conflit. Sans devoir subir l’épreuve du feu, l’observateur se confronte à la brutalité des bouleversements de paradigme chez les belligérants. Il prépare ainsi son esprit à voir ses propres paradigmes s’effondrer, et à donc à s’adapter au mieux. Il ne sera jamais possible d’être totalement prêt. Il manquera toujours un bouton de guêtre, mais si nous en avons plus que l’ennemi, c’est mieux.

Février 2023

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